CHAPITRE X - BUNDLE SE REND A SCOTLAND YARD
Il faut reconnaître tout de suite que les trois jeunes gens n’avaient pas dévoilé entièrement leur pensée.
Loraine Wade, par exemple, était-elle absolument sincère en exposant les raisons pour lesquelles elle vint parler à Jimmy Thesiger ? D’autre part, celui-ci avait, au sujet de la réunion qui devait avoir lieu chez Georges Lomax, des idées et des projets qu’il ne voulait pas révéler… mettons à Bundle. Enfin celle-ci possédait un plan bien mûri qu’elle se proposait de mettre immédiatement à exécution et dont elle n’avait pas soufflé mot.
En quittant l’appartement de Jimmy Thesiger, elle se fit conduire à Scotland Yard où elle demanda à voir le surintendant Battle. Celui-ci était un personnage assez important qui s’occupait à peu près uniquement de cas d’une nature politique délicate. Il était venu à Chimneys quatre ans auparavant pour une affaire de ce genre et Bundle espérait qu’il s’en souviendrait.
Après un court délai, elle fut conduite le long de plusieurs couloirs dans le cabinet privé du surintendant. Celui-ci était un homme d’aspect déterminé, à la figure impassible ; il paraissait fort peu intelligent et ressemblait plutôt à un commissionnaire qu’à un détective.
Lorsque Bundle entra il se tenait debout devant une fenêtre et regardait des moineaux d’un air absolument inexpressif.
— Bonjour, lady Eileen, donnez-vous la peine de vous asseoir.
— Merci, répondit Bundle. Je craignais que vous ne vous rappeliez pas m’avoir déjà vue.
— Je me souviens de tout le monde, déclara Battle. C’est mon métier.
— Oh ! murmura Bundle, un peu décontenancée.
— Que puis-je faire pour vous ? demanda le surintendant.
Bundle alla droit au but :
— J’ai entendu affirmer que Scotland Yard possède une liste de toutes les sociétés secrètes et autres organisations de ce genre qui se forment à Londres.
— Nous tâchons de nous tenir au courant, répliqua Battle avec circonspection.
— Je suppose qu’il y en a beaucoup qui ne sont pas dangereuses ?
— Il y a à ce sujet une règle excellente : plus elles s’agitent, moins elles sont à craindre et vous ne sauriez croire à quel point cela se vérifie.
— J’ai également entendu dire que vous les laissiez souvent agir ?
Battle fit un signe affirmatif.
— C’est exact. Pourquoi un homme n’aurait-il pas le droit de s’intituler Frère de la Liberté, et d’en rencontrer d’autres deux fois par semaine dans une cave et de discourir sur les flots de sang qui doivent être répandus… cela ne fera de mal ni à lui, ni à nous… et, s’il fomente des troubles, nous savons où le trouver.
— Cependant, fit lentement Bundle, une de ces sociétés peut être beaucoup plus dangereuse qu’on ne le croit, n’est-ce pas ?
— C’est invraisemblable, déclara Battle.
— Mais cela pourrait se produire, insista la jeune fille.
— Oh ! évidemment ! admit le surintendant.
Il y eut un moment de silence, puis Bundle dit avec calme :
— Pourriez-vous me donner une liste des sociétés secrètes qui ont leur siège dans le quartier des Sept Cadrans ?
Battle se targuait de ne jamais laisser paraître la moindre émotion ; pourtant la jeune fille aurait juré que, pendant un instant, ses paupières battirent et qu’il parut déconcerté… Ce ne fut d’ailleurs qu’un éclair et il redevint absolument impassible, en déclarant :
— Il n’y a pas, à proprement parler, de quartier qui porte ce nom, lady Eileen.
— Vraiment ?
— Non. La plus grande partie en a été détruite et rebâtie ; il était autrefois très mal fréquenté mais, maintenant, il est fort respectable et ce n’est pas un endroit assez romanesque pour qu’on songe à y installer des sociétés secrètes !
— Ah ! fit Bundle interdite.
— Cependant je serais désireux de savoir ce qui vous a donné cette idée, lady Eileen ?
— Faut-il que je vous le dise ?
— Mon Dieu, cela nous ferait gagner du temps…
Bundle hésita un instant, puis elle dit lentement :
— Un homme a été tué hier. J’ai cru tout d’abord que je l’avais écrasé.
— Mr Ronald Devereux ?
— Bien entendu, vous êtes au courant, mais pourquoi les journaux n’ont-ils pas fait allusion à cette mort ?
— Désirez-vous vraiment savoir cela, lady Eileen ?
— Oui, s’il vous plaît.
— Eh bien ! nous avons voulu nous ménager vingt-quatre heures de répit… l’affaire sera demain dans les journaux.
— Ah ! et Bundle étudia avec surprise le visage de son interlocuteur.
Que cachait ce masque impénétrable ? Battle considérait-il l’assassinat de Ronald Devereux comme un crime ordinaire ou extraordinaire ?
— En mourant, il a prononcé les mots « Sept Cadrans », dit lentement Bundle.
— Merci, fit Battle ; je vais en prendre note, et il écrivit quelques mots sur le bloc posé devant lui.
Bundle s’engagea dans une autre voie.
— Il paraît que Mr Lomax est venu vous voir hier au sujet d’une lettre de menaces qu’il a reçue.
— En effet.
— Et qui partait du quartier des Sept Cadrans.
— Ces mots étaient écrits dans le haut, je crois… Il sembla à Bundle qu’elle martelait une porte fermée.
— Si vous voulez me permettre de vous donner un conseil, lady Eileen.
— Je sais ce que vous allez me dire…
— Rentrez chez vous… et oubliez toute cette affaire.
— C’est-à-dire que je dois vous laisser vous en occuper…
— Mais, déclara le surintendant Battle, ce soin ne doit-il pas incomber à un professionnel ?
— Alors que je ne suis qu’un amateur ? Oui, pourtant vous oubliez un détail : je ne possède ni votre science, ni votre adresse… mais j’ai sur vous un avantage : je puis agir sans qu’on me voie !
Il lui sembla que Battle était un peu déconcerté comme si ces paroles l’avaient frappé.
— Bien entendu, reprit Bundle, si vous ne voulez pas me donner une liste des sociétés secrètes…
— Oh ! je n’ai pas dit cela. Je vais vous en faire faire le relevé.
Puis il se dirigea vers la porte, l’ouvrit, y passa la tête, cria quelques mots et revint s’asseoir.
Bundle se sentit vaincue, car la facilité avec laquelle il avait accédé à sa requête lui semblait suspecte. Il la regardait maintenant avec calme.
— Vous rappelez-vous le décès de Mr Gerald Wade ? demanda brusquement la jeune fille.
— Il est mort chez vous, n’est-ce pas, pour avoir pris une dose trop forte de narcotique ?
— Sa sœur déclare qu’il n’absorbait jamais aucun narcotique…
— Oh ! répondit le surintendant, il y a quantité de choses que les sœurs ignorent.
Bundle se sentit encore perplexe et demeura silencieuse jusqu’au moment où un homme entra, tenant une feuille dactylographiée qu’il tendit au surintendant.
— Voici, dit ce dernier, lorsque l’agent fut sorti : Les Frères du sang de saint Sébastien, les Loups limiers, les Camarades de la paix, le Club des Camarades, les Amis de l’oppression, les Enfants de Moscou, les Porteurs du Signe rouge, les Harengs, les Camarades des Vaincus… et une demi-douzaine d’autres.
En achevant ces mots, il remit la feuille à Bundle et ses yeux lancèrent un éclair.
— Vous me donnez cette liste, déclara la jeune fille, parce que vous savez qu’elle ne me servira à rien. Vous ne voulez pas que je m’occupe de cette affaire ?
— Je le préférerais, car si vous cherchez à découvrir quelque chose… vous nous donnerez beaucoup de peine.
— Parce que vous voudrez veiller sur moi, je suppose ?
— C’est bien cela, lady Eileen.
Bundle s’était levée… elle demeurait indécise car jusqu’à ce moment, le surintendant Battle avait eu les honneurs de la guerre. Mais elle se rappela un incident et fit une dernière tentative.
— J’ai dit tout à l’heure qu’un amateur pouvait faire des choses qui étaient interdites à un professionnel et vous ne m’avez pas contredite parce que vous êtes loyal et que vous sentiez que j’avais raison.
— Continuez, répondit tranquillement Battle.
— Lors de la première affaire qui s’est passée à Chimneys, vous m’avez autorisée à vous aider. Pourquoi n’en est-il pas de même maintenant ?
Battle parut réfléchir. Enhardie par son silence, Bundle continua :
— Vous me connaissez assez bien, surintendant Battle ; je veux tout savoir. Certes je n’ai pas l’intention de vous gêner ou de chercher à faire moi-même ce que vous ferez certainement beaucoup mieux que moi ; mais, si je puis vous être de quelque utilité, je vous en prie, acceptez mon concours.
Il y eut encore un silence, puis Battle reprit :
— On ne peut parler avec plus de franchise, lady Eileen ; mais je vous dirai tout simplement ceci : ce que vous me proposez est dangereux ; croyez-moi, très dangereux.
— Je l’ai bien compris, répondit Bundle. Je ne suis pas une sotte.
— Certes non, acquiesça Battle, et je n’ai même jamais rencontré une jeune personne aussi intelligente que vous. Voici ce que je puis faire, lady Eileen : je vais vous donner un renseignement et j’agis ainsi, parce que je n’ai jamais mis en pratique le précepte : « La Sécurité d’abord. » À mon avis, la moitié des gens qui passent leur existence à redouter d’être écrasés par un autobus pourraient l’être sans dommage, car ils ne servent à rien.
Cette déclaration extraordinaire dans la bouche de Battle stupéfia Bundle.
— Qu’alliez-vous me dire ? demanda-t-elle enfin.
— Vous connaissez Mr Eversleigh, n’est-ce pas ?
— Bill ? Bien entendu.
— Eh bien ! je crois que Mr Eversleigh pourra vous apprendre tout ce que vous désirez savoir au sujet des Sept Cadrans.
— Bill est au courant ?… Bill ?
— Je n’ai pas dit cela. Pas du tout. Mais comme vous êtes fort intelligente, je crois que vous obtiendrez par lui ce que vous voulez savoir. Et maintenant, ajouta le surintendant d’un ton ferme, je ne vous dirai pas un mot de plus.